Imaginez que l’humanité ait été dévastée par un Déluge géant et soit retournée à l’ère pré-industrielle. Que le Livre Sacré des survivants de l’Archipel d’Angleterre, leur seule source pour se représenter le monde et comprendre leur histoire, soit un livre écrit par un chauffeur de taxi londonien des années 2000, Dave. Mais pas n’importe quel livre. Un livre où Dave, asocial, rendu presque fou par un mariage raté, les difficultés liés à la garde de son fils et l’abus de tranquillisants, a vomi toute sa colère, ses angoisses, son ressentiment et sa haine envers son ex-épouse, la société en général et envers lui-même.

Autour de ce Livre, une société  a été construite, une théocratie toute entière bâtie sur la ségrégation Homme/Femme, ou plutôt entre les papas et les mamans, autour du concept de Rupture. Dave y est vénéré comme seul et unique Dieu par un clergé tenu d’une main de fer depuis les vestiges de Londres par le PCO, souvenir du Public Carriage Office, organisme gérant les licences de taxi au XXe siècle. Les enfants, à l’image du Garçon Perdu, passent de leur père à leur Mère lors de l’Alternance. L’univers lui aussi est formaté selon le regard de Dave. Le ciel y est le pare-brise, le soleil le phare, la lune l’antibrouillard, le vent l’antibuée… Le langage est issu directement de l’argot du chauffeur londonien, transcrit en phonétique… N’en disons pas plus pour ne pas déflorer toutes les trouvailles géniales de l’auteur.

Le livre de Dave, c’est le récit alterné de ces deux époques : la quête de vérité d’un jeune garçon, Carl, à la recherche de son père et d’une Seconde Révélation ; l’histoire de Dave, depuis sa rencontre avec sa femme dans les années 80 jusqu’à son destin final, parcours halluciné d’un homme sans cesse au bord de l’implosion, qui par certains aspects rappelle A Tombeau Ouvert, adapté au cinéma par Martin SCORSESE. Les deux ères se font écho, fausses jumelles, où se nouent des drames parallèles, noirs et implacables, dans deux mondes en décomposition où les dernières parcelles d’humanités ne semblent peser que peu de poids.

S’il y a bien un livre atypique, original, surprenant, en cette année 2010, eh bien c’est certainement celui-là (bien que sans la prétention d’avoir lu toute la production littéraire de cette année !)… si l’on survit au premier chapitre, qui nous balance sans explication dans cette société post-apocalyptique où tout est étrange, tant dans le vocabulaire employé pour les descriptions de paysages ou de personnes, que dans le langage phonétique utilisé par ces dernières. Là, c’est vrai qu’il faut s’accrocher… le second chapitre nous permet de raccrocher quelque peu les wagons, retournant dans le Londres des années 2000 et mettant en place les premières clés qui permettent de décrypter le Futur et de le mettre en relation avec le Présent. Mais après, c’est parti, on ne s’arrête plus, on est avide de comprendre, d’en savoir plus. Si le livre commence de manière légère, presque comique, en raison du caractère presque infantile du langage des adorateurs de Dave, on déchante vite. A la fois drame social, psychologique et anticipation digne du Meilleur des Mondes ou de 1984, Will SELF invente un univers complet, fouillé, crédible ; il mélange les genres, renverse les clichés, pour créer une œuvre qui devrait rester dans les annales… et qui pourrait faire un film incroyable, entre Sa Majesté des Mouches, le Seigneur des Anneaux, Brazil et Taxi Driver…

Et on ne le précise pas souvent, mais on doit un immense respect au traducteur qui a du passer un certain nombre de nuits blanches pour rester sur la banquette du Taxi infernal de Dave…

Yves

Livre disponible à la bibliothèque de Saint-Médard/Ille

Pour en savoir plus sur Will SELF


Will Self – Le Livre de Dave (Mediapart)